Rendez vous avec Lucian Freud (2)



Lucian faiblissait depuis plusieurs semaines sous l'effet du cancer et de l'âge. David fermait la porte d'entrée à clé parce qu'il arrivait à Lucian de s'habiller en pleine nuit sans savoir ce qu'il faisait ni où il allait. C'est avec une patience extraordinaire qu'il veillait sur lui, restant en contact permanent avec son médecin. Sa petite dose horaire de morphine l'aidait dans son dernier combat contre le cancer, dont certains pensaient qu'il pouvait avoir été causé par le plomb contenu dans le blanc de Cremnitz, qui donnait un ton particulier à toutes ses peintures. Si tel avait été le cas, il n'aurait rien changé. La peinture avant tout. David arrivait tôt le matin et passait souvent toute la nuit au chevet du mourant. Vers la fin, c'est lui qui l'a veillé, le retournant avec soin toutes les deux heures. C'était certainement un des grands amours de la vie de Lucian, une affection pudique et discrète liait irrévocablement ces deux êtres qui ne se devaient rien l'un à l'autre. Elle m'apparut avec évidence le jour où je photographiai Lucian peignant David dans son atelier, tous deux m'ayant permis de les regarder mener ce projet auquel ils consacraient tant d'heures. David enleva ses vêtements et s'assit avec le lévrier Eli sur un matelas, Lucian se tenant devant son chevalet. Un drame silencieux commençait, le lien crucial entre eux, unis par la peinture. Il y avait là, perceptibles, un bien-être, une familiarité, un sentiment de confort. Le tableau consistait en un dévoilement, le déchiffrement de l'amour et de l'amitié, de la patience, de ce partage silencieux de l'espace et du temps durant leurs séances de pose. C'était un don mutuel, la compréhension par eux-mêmes de deux hommes intimement reliés et aussi la prise en compte du changement lent mais extraordinaire par lequel toutes les toiles de Lucian passaient. La lumière qui traversait les arbres du jardin conférait une nuance plus chaude à la peau blanche de David. D'une certaine façon c'était tout autant un portrait de Lucian, tant ses sentiments affectueux étaient tangibles. J'étais le témoin silencieux d'un moment magique d'intimité et de confiance et le lien entre les deux hommes, s'il était implicite, n'en était pas moins d'une évidence criante. Lucian regardait, sentait et réagissait intuitivement, ajoutant une touche, une pointe supplémentaire de couleur à ce qui est par essence une peinture d'amour. « Lucian n'a pas pu s'en empêcher. Vous avez ces nus puissants et parfois dépourvus d'amour et puis vous finissez par avoir ce corps délicatement plongé dans un bain de lumière sous l'œil d'un peintre à l'évidence très aimant. Quelle impression d'affection. Il n'a pas pu s'empêcher de montrer l'amour dans ce dernier tableau », remarqua David Hockney. Il s'y trouve effectivement une tendresse qui manque à nombre de ses nus brutaux. Dans les dernières années, David s'occupait de tout et Lucian le voyait plus que quiconque. Silencieux, intelligent et drôle, David possède aussi une dureté qu'il utilisait pour protéger Lucian. Il était essentiel à la vie de l'artiste. Pour essayer de comprendre la complexité de Lucian Freud, il est nécessaire de demeurer concentré sur son art. Les tableaux nous disent avec qui il couchait et passait son temps…

Rendez-vous avec Lucian Freud est édité chez Christian Bourgois