Deux soeurs

Extrait

Beauté, douceur, légèreté, amitié, fantaisie. Les fées qui semblent les combler leur ont offert tous les dons. Comment les deux sœurs pourraient-elles imaginer, dans cette atmosphère radieuse, que le destin parfois bascule ? Il reste de cette époque heureuse un tableau qui représente Henry et Madeleine Lerolle avec leurs quatre enfants. C'est un de leurs amis qui l'a peint, en 1892 : Eugène Carrière. Catholique et dreyfusard, sa fibre socialiste met un peu de piment dans les relations mondaines. Ce peintre inclassable, qui n'est ni académique, ni impressionniste, ni vraiment symboliste, mais peut-être tout cela à la fois, remporte des succès aux Salons avec ses natures mortes, dans le genre « Tasse et poire », et ses portraits de contemporains. Degas, qui a la dent dure, a surnommé ce confrère qu'il n'aime pas « le Watteau à vapeur ». Carrière peint en effet dans un style embrumé, nuageux et flou, avec des couleurs plus sombres encore que celles de Lerolle - des bruns délayés, des marrons un peu jaunes - , pas très gaies, on peut le constater. Pour cette immense toile de 1,585 m sur 2,215 m précisément, il est venu travailler avenue Duquesne où la famille a posé. On a l'impression, à cause du dégradé de lumière, que Carrière les a fait poser devant un feu de cheminée en demi-cercle : les uns sont plus éclairés que les autres. Mais ce n'est qu'une supposition : aucune cheminée n'apparaît dans le tableau. Henry est assis à droite, sa barbe se noie dans le fond marron de la toile. Yvonne Lerolle est la haute et mince silhouette debout au premier plan. Christine est à gauche, avec Guillaume : on les distingue à peine, Guillaume n'a pas de visage - enfin , son visage est brouillé, comme passé au chiffon. Au centre, Madeleine, la mère, attire le regard avec sa robe claire. Un de ses bras tombe sur le bras du fauteuil. De l'autre, elle tient le petit Jacques, en costume à col marin (mais il faut une loupe pour le remarquer). On ne peut pas dire que les traits des personnages se fixent dans la mémoire. L'ensemble est trop évanescent. Mais c'est quand même un portrait intéressant : la famille, serrée dans une atmosphère de brou de noix, forme un tout compact, indissociable. Les individus n'ont pas compté sous le pinceau de Carrière. C'est le groupe qui l'a intéressé. II en a capté la particularité : une famille unie où chacun est proche. Une seule faute, de la part du peintre, nous semble-t-il : il a fait disparaître le piano ! Quand on connaît cette famille, on en ressent l'absence. Comme le deuil ou l'oubli d'un parent. Le bonheur aussi semble lui avoir échappé, ce qui est encore plus curieux. La couleur de prédilection de Carrière, ce marron qui tourne au jaune, n'inspire pas l'optimisme. Mais enfin tous ces visages sont fermés. Personne ne sourit. Il y a un air de souffrance sur la figure d'Yvonne. Alors qu'en fait, à cette époque, la vie des deux sœurs Lerolle est encore si joyeuse et légère. Elles semblent même n'avoir que des privilèges. Mais l'art qui les entoure, l'art où elles respirent chaque jour, a aussi ses poisons. li est possible que le peintre Carrière en ait deviné l'obscur et lent cheminement. Les prochains ravages... 

 Dominique Bona - Editions Grasset