Lucian Freud

Extrait :

De la pièce où tel corps est assis, ou étendu sur un lit, le contemplateur s'élève en pensée vers les nuages, en imagine la fuite aveuglante et obtuse sur la ligne d'horizon, leur présence au-delà de l'espace clos du tableau. Il appréhende la dépendance du corps humain à la lumière qui l'appelle et l'intercepte et ressent son abandon se creusant dans la fuite des nuages blancs, qui ont l'autosuffisance de la lumière dont sont dénués les corps en pleine lumière. La cruauté des nuages, de leur blanc bourgeonnant, est bien la réplique indifférente au corps humain portraituré à cru. Car le problème que doit résoudre Lucian Freud n'est pas : comment représenter la chair ? par le moyen de quelle couleur ? mais bien d'utiliser un « code », selon ses termes. La chair est déduite d'un horizon en recul. La végétation d'un jardin, comme celui de Lucian Freud à Notting Hill, représenté dans certains de ses tableaux, semble mieux s'accommoder de la fuite des nuages que le corps de l'homme. On dit des nuages qu'ils sont avant-coureurs. Mais c'est dans le recul. Pour regarder les nus de Lucian Freud, il faut parcourir le monde, aller en tous sens à ses confins, penser que la Terre est plate, en accentuer le bord afin d'avoir à l'esprit cette commissure où la terre et le ciel se rejoignent, la ligne d'horizon, d'où se déduit le corps de l'homme. Mais il faut aussi penser la Terre comme une sphère, pour appréhender la pesanteur du corps. De même que la pesanteur est ce qui retombe vers le centre de la Terre, la chair est ce qui s'éloigne, horizontalement, d'un horizon en recul. Lucian Freud ne peint pas une personne pour ce qu'elle est, mais pour ce qu'elle est devenue. C'est l'idée de la profonde extériorité qui nous montre non pas la fragilité humaine ouverte à un grand extérieur, mais la condition humaine corrélée à un horizon qui s'en recule. Pour Lucian Freud, la profonde intériorité du portrait est sa profonde extériorité. Non pas qu'il soit exposé dans sa nudité à l'ouverture de l'espace. Mais en ce que sa nudité est déduite de l'horizon en recul. De là est issue la condition de la chair, dont le marqueur est le blanc de Krems. « Il fallait bien - je le souhaitais - poser un signe distinctif, un emblème différenciant alors que là même, il s'agissait de la chair, de l'être vivant », déclare en substance Lucian Freud. Mais le corps humain, par sa peinture, est issu de l'horizon. « Pour les chairs, écrit Robert Hughes, il emploie surtout le blanc de Krems, un pigment extrêmement lourd, qui contient deux fois plus d'oxyde de plomb que la céruse et beaucoup moins de liant oléagineux que les autres blancs. Il forme des grumeaux et Lucian Freud considère les grumeaux comme des atomes. Les nus de Freud ont engendré une onctuosité générale de sa peinture, mais les granulations du blanc de Krems lui ont permis de donner au grain de la peau un peu de cet aspect particulier qu’on trouve dans les œuvres de Bacon, où de grands coups de pinceaux laissent sur la toile des traînées qui ressemblent à des dépôts de fibres tissulaires... »

Daniel Klébaner - Éditions Ides et Calendes