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Extrait :

Que faisait-il dans Montparnasse, celui-là, Henry de Groux, l'élève de Rops et de Constantin Meunier, l'auteur du fameux Christ aux Outrages ? Quel air venait-il respirer à cette terrasse où l'on n'est même plus cubiste ? De Groux avait passé deux ans à peindre à fresque, dans un bijou de petite église du Nord, toute la vie du Christ et des apôtres, tout le Nouveau Testament. Il y avait travaillé, comme les chrétiens dans les Catacombes, à la lueur d'une lampe à huile, afin de reconstituer exactement la couleur et, savez-vous bien ce qu'a fait le curé, pendant qu'à bout de force de Groux se reposait, dormant dans la campagne ? L'imaginez-vous ? Le curé, trouvant les teintes trop pâles, les a fait badigeonner par un peintre local. Le manteau arachnéen du Christ, les fils de la Vierge, les ailes impalpables des anges, tout fut passé au bleu de blanchisseuse, au rouge d'égorgeur. Peuh ! me dit Ibels, qui le connaissait bien, ce qui doit être exact c'est que, après y avoir peint ses fresques, de Groux s'est incrusté de telle sorte dans l'église que le brave curé, pour se débarrasser de l'artiste, dut recourir à quelque expédient. Car, dans toutes les églises de Flandre, de Groux laissa le souvenir de son passage. Pendant des années, il y a vécu. Il arrivait dans l'une, dans l'autre, son menton dans sa main, hochait la tête en admirant les vitraux ou le trésor, l'architecture ou le maître autel, et, s'il rencontrait le curé : Quelle magnifique église est la vôtre, monsieur le curé ! Quelle atmosphère digne de ce saint lieu ! Quel bon goût dans la disposition des ornements ! Pardonnez-moi, je juge en profane, si, toutefois, un artiste est un profane dans la maison de Dieu... Et voilà le curé séduit, écoutant cet érudit, ce bonimenteur, ce nouveau croyant. De Groux faisait un croquis, puis un pastel, puis obtenait d'installer un chevalet, avec, bien entendu, une toile cirée par terre, pour ne pas abîmer les dalles. La toile cirée, bientôt, devenait matelas, à côté d'un réchaud, où de Groux faisait cuire son frichti, près d'une garde-robe où il avait installé ses affaires : toiles, palettes, tubes, blouse, vêtements, objets de toilette. Quand le digne curé voyait enfin à quel genre de parasite il avait affaire, il était trop tard pour le chasser ! De Groux, parmi les fidèles, s'était fait des amis, des admirateurs, des clients ! Et quand le curé en était arrivé à donner à de Groux l'ordre impératif de déguerpir, c'était la révolte indignée. Comment ! un artiste de ma valeur, moi, Henry de Groux, fils de Charles de Groux, je lui fais l'honneur d'immortaliser sa pauvre petite église, et cet homme de Dieu veut me mettre dehors comme un mécréant, alors que, de tradition immémoriale, l'Eglise s'est toujours faite protectrice des artistes, des peintres, des sculpteurs ! Les choses s'arrangeaient... On trouvait une petite chambre à de Groux, contre quoi il donnait des croquis. Cela durait encore ce que cela pouvait durer. Enfin, le curé maître chez lui, de Groux reprenait la route, son bagage sous le bras. Puis, au prochain village, il rentrait, l'air timide et souriant, dans une nouvelle petite église, dont il commençait à inspecter la nef comme il l'aurait fait d'une chambre d'auberge. Et la comédie recommençait ici, pour une semaine, un mois et parfois davantage, selon la patience ou la mansuétude du bon curé...

Michel-Georges Michel - Éditions Albin Michel