Les Mots dans la peinture

Extrait :

Bientôt apparaissent les signatures cursives, le peintre marque son tableau comme une lettre. Certains signent modestement, on ne lit leur nom que si on s'approche, d'autres ont des signatures énormes qui envahissent leurs toiles. Quelquefois on ne voit plus qu'elle ; cette griffe a tout chassé. Une bonne partie de la peinture gestuelle, de « l’action painting », peut être interprétée comme un développement de la signature ; l'artiste en effet prétend ne nous intéresser que par son graphisme, c'est-à-dire la façon dont il manie son pinceau ou sa plume, ce qui l'identifie véritablement dans sa griffe, fait qu'elle est indubitablement sienne. C'est là le véritable sujet de son œuvre ; or c'est bien dans la signature que ce graphisme est le plus travaillé, et en même temps le plus direct, mais elle est devenue si grande que le tableau ne suffit plus à la contenir ; nous n'en voyons plus que des bribes : une immense boucle, un paraphe saisissant dans son lasso un mur entier, et il faudra la redoubler en bas à droite. La signature des peintres exige une graphologie, mais beaucoup plus vaste que celle que l'on entend ordinairement par ce terme, limitée aux formes cursives ; ici toutes les formes de caractères nous intéressent, et un chapitre spécial devrait être réservé à ce que l'on peut appeler l'expressivité monogrammatique. Science non seulement de leur graphisme, mais de leur libellé, de leur langue. Nous pourrions mettre en évidence toute une échelle de longueurs : le nom « Dürer », le prénom et le nom « Albertus Dürer », le nom, le prénom et un adjectif « Albertus Dürer noricus », un verbe, deux verbes, les lieux, les dates simples « 1511 » ou développées « anno a Virginis partus 1511 », etc. Des signatures fort courtes en centimètres peuvent être interminables en mots. À une étude de ce genre, il faut en joindre une autre concernant la place que la signature occupe dans le tableau. Elle change l'œuvre, en effet, non seulement parce qu'elle nous assure qu'elle est de tel peintre, tout en précisant notre connaissance de celui-ci, mais parce qu'elle nous oblige à regarder à un endroit particulier. Toutes les propriétés plastiques du titre vont s'y retrouver. Comme l'écriture européenne, dans une page, va de gauche à droite et de haut en bas, la signature que l'on appose une fois qu'on a rédigé un texte, est normalement en bas à droite ; c'est ici que nous la cherchons d'habitude dans un tableau, ce qui montre à quel point, lorsqu'il est bien individuellement signé, nous l'identifions à une sorte de missive. Si elle est écrite en toutes lettres, non seulement elle fixera notre attention sur ce coin, mais elle assignera celui-ci d'une flèche dirigée vers l'extérieur du cadre que l'ensemble de la composition devra contrecarrer. Pour tel arrangement imposé par le sujet, le peintre sera obligé de déplacer la signature, de la mettre dans un autre coin, par exemple ; elle attirera alors beaucoup plus l'attention sur elle, et aussi sur cet endroit qu'elle a quitté...

Michel Butor - Éditions Flammarion