Les peintres et le paysan au XIXe siècle

Extrait :

En 1850, un groupe d’images de paysans - avec des sujets français - défiaient les traditions du Salon. Le Semeur, de l’artiste normand Jean-François Millet, et une immense composition de Gustave Courbet, Paysans de Flagey revenant de la foire, étaient, entre autres chefs d'œuvre du genre paysan, accrochés aux cimaises. Les œuvres de Millet et de Courbet étaient jugées nettement réalistes, c'est-à-dire qu'elles reproduisaient un monde vu et vécu par l'artiste. On les considérait grossières et vulgaires par le style et le sujet. Mais pour bien comprendre l'imagerie paysanne, il est important de replacer ces œuvres dans le contexte des conventions établies par les premiers peintres paysans. Le semeur de Millet était sous bien des aspects plus révolutionnaire que l'immense scène de genre à plusieurs personnages de Courbet, qui prend soin de bien distinguer les différentes classes de la société rurale, du seigneur à cheval aux paysannes qui, avec leurs ballots sur la tête, ferment la marche. Tous, sauf les deux cavaliers, ont l'air profondément absorbés, si bien qu'ils semblent s'isoler de la scène collective choisie par le peintre. Ils marchent, un peu comme les animaux qu'ils suivent, avec un entêtement passif, sous le ciel pâle du Doubs. Parce qu'il montrait ouvertement des valeurs négatives, qu'il les associait à des changements picturaux et sociaux, et qu'il marquait une rigidité dans le traitement du sujet, ce tableau fut le « succès de scandale » du Salon de 1850. Le tableau de Millet, d'un paysan solitaire semant à l'aube sa future moisson, s'appuie avec moins d'insistance sur la tradition que l'immense « machine » de Courbet. Le personnage du semeur ne présente que peu de traits distinctifs, ses vêtements de travail n'ont rien d'un costume régional avec son charme et ses particularités. C'est plutôt le mouvement du corps, se détachant contre le ciel, qui confère au tableau le rythme et l'énergie d'une danse. Il faut noter que Le semeur est la première œuvre importante représentant véritablement un paysan au travail dans les champs. Les paysans de Millet - qui allait être le plus grand peintre de la vie paysanne de l'histoire de l'art - sont toujours au travail. Millet ne montre ni départ pour la fête, ni arrivée, ni foire. On ne lui connaît aucune scène joyeuse de piété dans les rues de Paris, ni même dans les églises de campagne du nord de la France. Le seul grand moment de dévotion rurale se situe à la fin d'une longue journée de travail dans les champs, au moment où les paysans s'apprêtent à rentrer chez eux pour préparer leur souper. Courbet étudie les tensions entre les classes sociales du monde rural et rapproche ses paysans de personnages plus haut placés qu'eux dans l'échelle sociale. Millet, au contraire, ne présente que des paysans du nord de la France, et insiste sur l'organisation de leurs travaux dans les champs et les basses-cours, dictée par le grand cycle des saisons. Le réalisme de Courbet personnalise chaque figure et rend tous les détails du costume et des accessoires. Millet par contre généralise ses figures et crée des types de paysans qu'il répète fréquemment. En comparant le réalisme de ces deux peintres, on se trouve, pour la première fois dans l'histoire de la peinture de genre rural, en face d'artistes qui représentent un monde dont ils sont issus et où ils ont passé la plus grande partie de leur vie...

Caroline & Richard Brettell - Les Éditions Skira