Nostalgie de Paris

Extrait :

Ils avaient les mêmes goûts, les mêmes curiosités. Le premier parlant de Chardin, de Hugo, de Vigny, le second de Baudelaire, de Nerval, ils évoquaient parmi le brouhaha de la salle les temps heureux où leur quartier n’avait point été bouleversé par le baron Haussmann. À côté d’eux, des marchands de tableaux citaient des noms, jetaient des chiffres. « Les Matisse tiennent toujours la cote en Amérique, les Picasso également. Derain monte... » Descendant la rue Bonaparte, je pris à droite. Contournant la maison d’angle du 13 où Dunoyer de Segonzac et Derain avaient si longtemps habité, je ne pus m’empêcher de regarder vers leurs fenêtres. Au 13 également - mais de la rue des Beaux-Arts que j’empruntais en longeant les façades - une inscription signale qu’Oscar Wilde est mort dans une chambre de l’hôtel d’Alsace. Or cet immeuble, comme tous les immeubles de la rue - et la rue elle-même - restaient plongés dans une obscurité profonde. J’avais beau connaître mon chemin, je n’étais guère plus avancé. Pourtant je me disais que, sur l’autre trottoir, se trouvait la modeste « boutique de poésie » que Philippe Chabaneix avait créée, mais qu’elle était sans doute fermée depuis la guerre. Un avion effectuait sa ronde au-dessus de Paris. J’apercevais ses feux de position très haut dans une déchirure des nuages. Je me souvins alors du jeune soldat qui m’avait lu ses vers en 1917, précisément dans cette rue, au cours d’une permission. C’était Philippe, justement. Je le revis en artilleur, comme Guillaume Apollinaire, qu’il admirait. Nous parlâmes de Jean-Marc Bernard, mort en Champagne, et de Jean Pellerin qui n’avait pas encore écrit la « Romance du retour ». Il y avait vingt-trois ans de cela. Comme c’est court vingt-trois ans quand on y songe, dans les ténèbres ! Où donc étaient les amis de Philippe ? Presque tous avaient dû rejoindre leurs régiments. Reviendraient-ils rue des Beaux-Arts ou faudrait-il qu’un jour on scellât dans le mur, au-dessus de la petite boutique où je les avais connus, une plaque de marbre qui mentionnerait : « À l’enseigne du Balcon qui fut fondé en mars 1931 par Philippe Chabaneix, les poètes dont les noms suivent se sont ici groupés sous le double signe de Baudelaire et de Manet. J’écartai de moi cette image. L’idée que « quelque part en France » des milliers et des milliers d’hommes casqués devaient refouler leur amour de Paris m’était abominable. Le ronflement de l’avion, sillonnant le ciel noir comme une étoile filante, me rappelait le roulement des trains par la campagne obscure. De dix minutes en dix minutes, j’avais pu voir leurs longs convois se succéder. Les soldats ne chantaient pas. Seuls, parfois, les plus jeunes se penchaient aux portières en agitant longtemps la main...

Francis Carco - Éditions du milieu du monde