Souvenirs

Extrait :

Il faut toujours être prêt une demi-heure avant que le modèle n'arrive, car il ne faut pas se faire attendre ; il faut que la palette soit préparée, et faire en sorte de ne pas être tracassée par du monde et des détails d'affaire ; il faut placer son modèle assis, plus haut que soi ; que les femmes le soient commodément ; qu'elles aient de quoi s'appuyer, et un tabouret sous les pieds. Il faut, le plus possible, s'éloigner de son modèle, c'est le vrai moyen de bien saisir le juste ensemble des traits et l'aplomb des signes, tant pour la tournure du corps que pour ses habitudes qu'il est nécessaire d'observer, même pour la ressemblance totale ; ne reconnaît-on pas les personnes par derrière, même sans apercevoir leur visage ? Avant de commencer causez avec votre modèle ; essayez plusieurs attitudes, et choisissez non seulement la plus agréable, mais celle qui convient à son âge et à son caractère ; ce qui peut ajouter à la ressemblance, de même pour sa tête : placez la de face ou de trois-quarts, cela ajoute plus ou moins à la vérité des traits, surtout pour le public ; le miroir peut aussi décider à ce sujet. Il faut tâcher de faire la tête en trois ou quatre séances d'une heure et demie chacune, deux au plus ; car le modèle s'ennuie, s'impatiente, c'est pourquoi il faut le faire reposer, et le distraire le plus possible. Tout cela est d'expérience avec les femmes ; il faut les flatter, leur dire qu'elles sont belles, qu'elles ont le teint frais, etc, etc. Cela les met en belle humeur, et les fait tenir avec plus de plaisir. Il faut aussi leur dire qu'elles posent à merveille ; elles se trouvent engagées par là à se bien tenir. Ne vous rebutez pas si quelques personnes ne trouvent aucune ressemblance à vos portraits ; il y a tant de gens qui ne savent point voir. Que le fond derrière le modèle soit en général d'un ton doux et uni, ni trop clair, ni trop foncé ; si c'est un fond de ciel, c'est autre chose ; mettez du bleuâtre derrière la tête. Voyez Van Dyck. Les demi-teintes doivent être de ton rompu, et moins empâtées que les lumières ; que sa lumière indique fortement ses os et ses parties musculeuses qui cèdent aux premières. Les ombres doivent être rigoureuses et transparentes à la fois, c'est-à-dire point empâtées, mais d'un ton mûr, accompagné de touches fermes et sanguines dans les cavités, telles que l'orbite de l'œil, l'enfoncement des narines, et dans les parties ombrées et internes de l'oreille, etc. Les couleurs des joues, si elles sont naturelles, doivent tenir de la pêche dans la partie fuyante, et de la rose dorée dans la saillante, et se perdre insensiblement, avec les lumières occasionnées par la saillie des os (elles sont d'un ton doré) ; si l'on doit peindre une gorge, éclairez-la de façon qu'elle reçoive bien la lumière ; les plus belles gorges sont celles dont la lumière n'est point interceptée, jusqu'au bouton qui se colore peu à peu jusqu'à l'extrémité ; les demi-teintes qui font tourner le sein doivent être du ton le plus fin et le plus frais ; l'ombre qui dérive de la saillie de la gorge doit être chaude et transparente. Il y a la même dégradation de lumière sur tous le corps que celle ci-dessus expliquée pour la tête ; si la figure est assise, la lumière alors se rappellera très vivement sur les cuisses et dégradera jusqu'au talon... 

Elisabeth Vigée-Lebrun - Éditions de l'Escalier