Suzanne Valadon **Le temps des ivresses

Extrait :

Sur le chevalet, au pied du lit, était posée la dernière toile : un bouquet de fleurs rouges avec, sous sa signature, ces quelques mots maladroitement écrits : « Vive la jeunesse ! » Un détail avait choqué Francis Carco : cette croix sur la poitrine de la morte, alors qu'elle était restée jusqu'à la fin de sa vie étrangère à la religion. Francis doutait des propos de Lucie Valore : « Elle avait fini par se rapprocher de Dieu. Alors, nous lui donnerons des obsèques religieuses. Dans notre condition, vous comprenez, il ne pouvait en être autrement. » On avait prudemment écarté Maurice Utrillo de la cérémonie à Saint-Pierre de Montmartre. De même du cortège conduisant le corps au cimetière de Saint-Ouen où l'attendait Madeleine. Pauvre Maurice ! Lorsqu'il avait vu sa mère sur son lit de mort il avait eu une telle crise de nerfs que Valentin avait dû le reconduire au Vésinet. Il avait sangloté des heures et des heures ; il avait renoncé à peindre des jours et des jours. C'est décidé : Francis n'ira pas à ce vernissage. Il déteste Paul Pétridès dont Lucie, en revanche, s'est entichée. Un vampire, comme la plupart des marchands d'art. Suzanne les détestait de même ; elle lui disait : « Jamais je ne signerai de contrat avec des marchands. Je veux pouvoir vendre mes œuvres seule, à qui me plaît, à mes conditions, sans contrainte de production, les offrir si ça me convient. C'est ça, ma politique... » Elle s'en était tenue longtemps à cette conception de son métier. Francis se dit qu'il est temps de se remettre à la tâche. Les Éditions du Milieu du Monde lui réclament le manuscrit de son recueil de souvenirs : Nostalgie de Paris. Il y parle de ses amis peintres et écrivains. D'Utrillo notamment, avec un parallèle constant avec François Villon, le poète maudit. De Suzanne aussi, bien sûr ; des phrases qui sonnent comme un ultime adieu : « Cette très grande artiste qui fréquentait vers 1885 l'atelier de Lautrec et qui transmit plus tard à son fils Utrillo les leçons qu'elle avait apprises, non seulement du peintre de la Goulue mais de Renoir lui-même et surtout de Degas, assurait la liaison entre nos trois générations. Après bien des hasards elle s'était fixée sur le versant nord de la Butte, dans une ancienne maison de la rue Cortot. Elle a jusqu'à sa mort peint, avec une fougue qui la mettait en transe, des nus si bien modelés et construits, des paysages si denses et des natures mortes si savoureusement orchestrées et subtiles que ceux de ses admirateurs qui la connaissaient mal ne voulaient point admettre que tant de frénésie et parfois de violence aboutît, chez cet être orageux, à tant de force, de fermeté, d'équilibre... » Francis relut son texte. Il en était assez satisfait. Un « être orageux »... Cette expression lui plaisait. La Suzanne Valadon qu'il avait connue était bien une fille des orages. Il se laissa aller dans son fauteuil et alluma sa vingt-quatrième cigarette de la journée...

Michel Peyramaure - Éditions Robert Laffont