Salons et essais sur la peinture

Extrait :

Sur la peinture : Celui qui a le sentiment vif de la couleur, a les yeux attachés sur sa toile ; sa bouche est entrouverte, il halète ; sa palette est l'image du chaos. C'est dans ce chaos qu'il trempe son pinceau, et il en tire l'œuvre de la création, et les oiseaux et les nuances dont leur plumage est teint, et les fleurs et leur velouté, et les arbres et leurs différentes verdures, et l'azur du ciel et la vapeur d'eau qui les ternit, et les animaux et les longs poils et les taches variées de leur peau, et le feu dont leurs yeux étincellent... 
- Sur Joseph Vernet : Que ne puis-je pour un moment ressusciter les peintres de la Grèce et ceux tant de Rome ancienne que de Rome nouvelle, et entendre ce qu'ils diraient des ouvrages de Vernet ! S'il allume du feu, c'est à l'endroit où son éclat semblerait devoir éteindre le reste de la composition. La fumée s'élève épaisse, se raréfie peu à peu, et va se perdre dans l'atmosphère à des distances immenses. S'il projette des objets sur le cristal des mers, il sait l'en teindre à la plus grande profondeur, sans lui faire perdre ni sa couleur naturelle, ni sa transparence. S'il y fait tomber la lumière, il sait l'en pénétrer. On la voit trembler et frémir à sa surface. S'il met des hommes en action, vous les voyez agir. S'il répand des nuages dans l'air, comme ils y sont suspendus légèrement ! comme ils marchent au gré des vents ! quel espace entre eux et le firmament ! S'il élève un brouillard, la lumière en est affaiblie, et à son tour toute la masse vaporeuse en est empreinte et colorée. La lumière devient obscure, et la vapeur devient lumineuse. S'il suscite une tempête, vous entendez siffler les vents, et mugir les flots ; vous les voyez s'élever contre les rochers et les blanchir de leur écume. Les matelots crient. Les flancs du bâtiment s'entrouvrent. Les uns se précipitent dans les eaux. Les autres moribonds sont étendus sur le rivage. Ici des spectateurs élèvent leurs mains aux cieux. Là une mère presse son enfant contre son sein ; d'autres s'exposent à périr pour sauver leurs amis ou leurs proches ; un mari tient entre ses bras sa femme à demi pâmée. Une mère pleure sur son enfant noyé ; cependant le vent applique ses vêtements contre son corps, et vous en fait discerner les formes ; des marchandises se balancent sur les eaux, et des passagers sont entraînés au fond des gouffres. C'est Vernet qui sait rassembler les orages, ouvrir les cataractes du ciel, et inonder la terre. C'est lui qui sait aussi dissiper la tempête, et rendre le calme à la mer et la sérénité aux cieux. Alors toute la nature, sortant comme du chaos, s'éclaire d'une manière enchanteresse, et reprend tous ses charmes... 
- Sur Vernet et Chardin : Je crains bien que les peintres pusillanimes ne soient partis de là pour restreindre pauvrement les limites de l’art, et se faire un petit protocole facile et borné. Ce n’est pas ainsi qu’en usent Vernet et Chardin ; leur intrépide pinceau se plaît à entremêler avec la plus grande hardiesse, la plus grande variété et l’harmonie la plus soutenue, toutes les couleurs de la nature avec toutes leurs nuances. Ils ont pourtant une technique propre et limitée ; c’est que l’homme n’est pas dieu, c’est que l’atelier de l’artiste n’est pas la nature... 

Denis Diderot - Éditions Hermann