Ce que j'appelle oubli

Extrait :

...tu as tellement de choses à faire que prendre trois jours ton patron va faire la gueule, c'est sûr, et toi tu penseras, qu'est-ce que ça peut me foutre ? j'ai un frère à enterrer alors ne me faites pas chier, et pourtant ton patron te fera chier et tu ne répondras rien, tu culpabiliseras, pour un peu tu demanderais à ton patron qu'il t'excuse et tu reprocherais à ton frère d'être mort, tu dirais, c'est mon frère, il a encore fait une connerie, il a volé une bière et il est mort, il n'a jamais su faire, et tes collègues te plaindront au moins le temps d'un après-midi, et même ton patron dira que c'est une honte de mourir pour si peu, on ne doit pas mourir pour ça, dans quel monde on vit, dans quel monde, diront-ils, et toute cette fatigue, alors, de porter pour lui son histoire, ce n'est pas comme le vide ni non plus le néant, pas la mort, pas le rien, c'est comme un rocking-chair avec l'osier qui craque en balançant, c'est calme et doux comme de voir les étoiles un soir d'été et d'entendre les grenouilles du ruisseau d'à côté, c'est comme la fermeture éclair de la toile de tente - tu te rappelles ? les vacances, Noirmoutier, les premières filles aux seins nus que vous suiviez sous les pins et tous les souvenirs qui font remonter des bouffées de couleurs, le bleu du ciel, le gris de l'eau et l'eau salée sur les lèvres, tu t'en rappelles ? et ce qui est bien, aussi, c'est qu'il ne sera plus effrayé de la peur de mourir, comme il l'était parfois, lui qui aimait se sentir vivant dans un corps, car même à l'étroit on s'y fait bien, ce corps, avec ce qu'il peut, marcher dans les rues, il a aimé ça beaucoup, des heures et des heures à ne plus sentir la douleur dans les jambes, oui, je l'entends dire, j'ai aimé me protéger de la pluie sous le store d'un magasin ou dans une cabine téléphonique, j'ai aimé l'orage sur Paris, vu du RER, un jour où je rentrais de Saint-Cloud et se promener dans le métro avec une fille qu'on connaît à peine et dont on sait juste qu'elle est mariée, soudain elle vous prend la main en parlant d'autre chose, on rit peut -être, on ne fait rien encore, comme si c'était normal de se tenir la main alors qu'on en tremble, on se demande si on doit l'embrasser déjà, est -ce que ce sera avant de la laisser sur le quai ou bien la prochaine fois ? et pourquoi ce qui était si beau devient fade dès qu'on le raconte ? où sont-ils nos cœurs qui tremblent et les rendez-vous dans les cafés ? où sont-ils les gestes qui hésitent ? et, ce que j'ai oublié de dire, c'est que, au moment où ils l'ont frappé, tout le temps que ça a duré, je suis certain qu'il ne s'est pas plaint, il n'a pas crié ou alors au début, si peu, il s'est débattu mais ce n'était presque rien, il a mis ses mains devant son visage et ils ont giflé, giflé encore et les coups pleuvaient qu'il entendait dans sa tête s'amplifiant comme des vagues, et puis, ils ont frappé le ventre et les jambes et il n'a pas pensé à ce que disait votre mère - tu te souviens de ce qu'elle disait et qu'elle aurait pu dire, sa voix répétant les mêmes, as-tu changé de slip et coupé tes ongles et lavé tes pieds ?...

Laurent Mauvignier - Éditions de Minuit