Scènes de campagne

Extrait :

Au bout de trois quarts d'heure de marche, ils gravissaient, l'un suivant l'autre et tous les deux un peu essoufflés, le raidillon par lequel on arrive de Marlotte à la Mare aux Fées. Le plateau, qui doit sans doute son nom à quelque superstition légendaire dont la tradition n'a pas été conservée, domine d'un côté toute l'étendue du pays. Souvent reproduit par la peinture, c'est assurément l'un des lieux les plus remarquables que renferme la forêt. Aussi, l'on comprend que tous les artistes, non seulement y viennent, mais encore y reviennent, car à la vingtième visite on peut encore découvrir une beauté nouvelle, un aspect nouveau, dans les mille tableaux, d'un caractère différent, qui d'eux-mêmes se dessinent à l'œil, et peuvent à loisir se rattacher au tableau principal ou s'en isoler, comme dans ces merveilleux chefs-d'œuvre épiques où l'abondance des épisodes apporte de la variété sans répandre de la confusion dans la grandeur et dans la simplicité de l'ensemble. C'est au point central du plateau que se trouve la mare, ou plutôt les deux mares formées sans doute par l'accumulation des eaux pluviales qu'ont retenues les bassins naturels creusés dans les rochers. Ce roc immense règne en partie dans toute l'étendue du plateau. Disparaissant à des profondeurs irrégulières, il reparaît à chaque pas, éventrant le sol par une brusque saillie. Aux fantastiques rayons de la lune, on se croirait encore sur quelque champ de bataille olympique où des cadavres de Titans mal enterrés pousseraient hors de terre leurs coudes ou leurs genoux monstrueux. Ce qui permet de supposer que cet endroit est situé au-dessus de quelque crypte formée par une révolution naturelle, c'est que le sabot d'un cheval ou seulement la course d'un piéton éveille des sonorités qui paraissent se prolonger souterrainement. A l'entour des deux mares, et profitant des accidents de terre végétale, ont crû les herbes aquatiques et marécageuses, où les grenouilles chassent les insectes, où les couleuvres chassent les grenouilles. Au bord de la grande mare, deux énormes buissons, surnommés les Buissons-aux-Vipères, enchevêtrent et hérissent leurs broussailles hargneuses, mêlant aux dards envenimés des orties velues l'épine de l'églantier sauvage et les ardillons de la ronce grimpante, qui va tendre sournoisement parmi les pierres les lacets de ses lianes dangereuses aux pieds nus. Qu'une vache se détache du troupeau et vienne boire à cette eau croupie ; qu'une paysanne s'agenouille au bord, pour laver son linge ou plutôt pour le salir ; qu'un bûcheron vienne aiguiser sa cognée sur le roc, et ce seront autant de tableaux tout faits, que le peintre n'aura qu'à copier. Aussi la Mare aux Fées est-elle de préférence le lieu choisi par les artistes qui vont à Fontainebleau dans la belle saison : ceux qui habitent les confins éloignés de la forêt y viennent souvent, ceux qui résident dans les environs y viennent toujours.
- Ne restons pas là, dit Lazare à Zéphyr, dans une heure tous les rapins des environs vont venir planter leur parasol autour de la mare, et le plateau aura l'air d'un carré de champignons.
- Quels sont ces messieurs ? demanda-t-il à Zéphyr, qui s'était tourné d'un autre côté, au passage du groupe.
- C'est les désigneux de Marlotte, qui vont prendre leur leçon avec leur maître.
Au même instant, celui que Zéphyr désignait ainsi se retournait vers la petite troupe, et Lazare put l'entendre dire à ses élèves, auxquels il montrait l'effet produit sur le paysage :
- Messieurs, il est six heures ; c'est l'heure où le jaune de Naples règne dans la nature...

Henry Murger