L'art contemporain et la vieille taupe

Extrait :

La première tâche de l'artiste consiste à détruire, à supprimer ; le reste viendra « par surcroît » ; ou ne viendra pas. De toute manière, ce qui est négatif, la destruction, on peut le décréter ; ce qui est positif, la construction, non. Terre vierge. Problèmes par milliers. Seule l'expérience est capable de faire les corrections et d'ouvrir des chemins nouveaux. Seule une vie fermentant sans entraves s'engage dans mille formes nouvelles. Improvise, reçoit une « force créatrice », corrige elle-même ses faux pas. Un optimisme, naturel ou volontaire, systématique, permet d'affronter les risques, l'angoisse, les douleurs de la négativité en acte, de la prendre en charge. Une œuvre peut être dite actuelle lorsque ses effets sur notre sensibilité présentent une ampleur suffisante. Elle nous émeut, elle nous ébranle. D'emblée nous nous sentons contestés. Et l'ordre dans lequel, bon gré mal gré, désarmés ou non, nous vivons, vacille et ne nous rassure plus. Nous pouvons interroger l'œuvre. Elle-même nous pose des questions, nous met à la question : elle se constitue comme question. Elle nie ce qui la précède, les autres œuvres qui l'entourent ; elle doute de son propre sens. Avec bonne ou mauvaise conscience, elle met en cause la culture existante dans laquelle on prétend la situer. L'artiste véritablement « témoin de son temps » n'est pas Bernard Buffet ou Brayer qui peint le couronnement du Schah ; il est celui qui voit comment le sol de la culture présente s'effrite et s'effondre, qui désire cet effondrement et l'exprime. Les mythes de l'Occident imitent ces buildings qui, sur les sérigraphies de Pol Bury, se gondolent et vacillent. Notre société, notre culture, comme notre être, ressemblent aux maisons de Quito dont parle Henri Michaux, construites sur six mètres de terre superficielle et trente mètres de précipices. Plus qu'à tout autre moment de son histoire, l'art désigne aujourd'hui l'abîme qui se creuse. Il instaure un vertige. Des œuvres peuvent favoriser (seulement favoriser, non pas produire) un changement éventuel de la culture et de la société ; elles ne sauraient jamais obéir à un rassurant « réalisme socialiste » ; elles ne chantent pas la pure gloire des « héros positifs ». Elles instaurent une complicité avec la négativité. Comme l'écrit encore Michaux en un texte significativement intitulé Je suis né troué : « Je me suis bâti sur une colonne absente ». L'art contemporain qui prend la place de la peinture et de la sculpture anciennes - sans accepter cette distinction - est obsédé par ce vide, cette absence. Loin de chercher à la masquer, il la montre lorsqu'elle ne peut être encore analysée en termes clairs, en un raisonnement cohérent. Il appréhende et manifeste une béance qui se révèle comme centre et fondement de ce que nous n'appelons notre être que par habitude de pensée, peut-être par paresse conceptuelle, pour esquiver le vertige... 

Gilbert Lascault - Éditions du Félin