Le Masseur noir


Extrait :

Depuis sa naissance, cet homme, Anthony Burns, avait manifesté une tendance instinctive à se laisser avaler et engloutir par les milieux dans lesquels il vivait. Partout, il se sentait écrasé et comme englouti - mais pas vraiment en sécurité. Où il se sentait mieux que partout ailleurs, c'était au cinéma. Il n'aimait rien tant que de s'asseoir au dernier rang dans la salle obscure qui l'engloutissait doucement, comme s'il n'était qu'un petit morceau de nourriture, se dissolvant dans une grande bouche chaude. Son esprit était sans curiosité. Il avait tout juste appris ce qu'on l'avait tenu d'apprendre, et sur lui-même il ne savait rien. Il n'avait aucune idée de ce qu'étaient ses désirs réels. Désirer, cela consiste à vouloir occuper un espace plus grand que celui qui vous est offert - et cela était spécialement vrai dans le cas de Anthony Burns. Ses désirs - ou plutôt son désir fondamental, était tellement trop grand pour lui, qu'il l'engloutissait complètement - comme un manteau qu'il aurait fallu couper en dix manteaux plus petits. Ou, plus exactement : c'est beaucoup plus de Burns qu'il aurait fallu pour remplir ce manteau-là. Parce que tous les péchés du monde ne sont en réalité que des inachèvements, que des incomplétudes, toute la souffrance du monde est en réalité une expiation. Maintenant, à trente ans, il était sur le point de découvrir l'instrument de son expiation. Et, comme tous les événements de sa vie, cela lui arriva sans intention ni effort. Presque sans savoir qu'il y allait vraiment, ce samedi après-midi, il se rendit aux « Bains turcs et massages ». Mais dès qu'il eut passé la porte de verre blanc, son destin fut décidé : ni sa volonté ni ses gestes ne dépendaient plus de lui. Il paya deux dollars et demi, ce qui était le prix d'un bain et d'un massage, et, à partir de ce moment, il n'eut plus qu'à suivre les instructions et se soumettre aux soins. Au bout d'un instant, un masseur noir vint vers lui, le poussa en avant, le fit tourner au bout du couloir et entrer dans un compartiment fermé par des rideaux. Il lui versa de l'alcool, d'abord sur la poitrine, puis sur le ventre et les cuisses. L'alcool coulait partout sur le corps nu avec un picotement d'insecte. Burns suffoquait et croisait les jambes pour étouffer la plainte sauvage de son sexe. Mais, sans le moindre avertissement, le nègre leva soudain sa paume et lui appliqua une terrible claque sur le milieu du ventre. Le petit homme eut un halètement et, pendant deux ou trois minutes, il ne put reprendre son souffle. Mais, aussitôt le premier choc passé, un sentiment de plaisir l'envahit. Il passa comme un liquide d'un bout à l'autre de son corps et dans le creux de son ventre, parcouru de fourmillements. Il n'osait pas regarder, mais il savait ce que le nègre devait voir. Le nègre rit, le saisit par la taille et le retourna aussi facilement qu'un traversin. Alors, il commença à lui travailler les épaules et les fesses de coups qui gagnaient à chaque fois en violence, et plus la violence, plus la douleur s'amplifiaient, plus le petit homme se sentait brûler : il ressentit pour la première fois une satisfaction véritable tandis que, d'un coup, un nœud se relâchait dans son ventre, libérant le flot brûlant du plaisir... 

Tennessee Williams - Éditions Robert Laffont