Aphrodite

Extrait :

Naucratès referma la porte sur elles ; puis il se croisa les bras et dit à voix basse en se retournant vers Chrysis :
- Bien, tu te conduis bien.
- Comment ?
- Une seule ne te suffit plus. Il t’en faut deux, maintenant. Tu les prends jusque dans la rue. C’est d’un bel exemple. Mais alors, veux tu me dire mais qu’est ce qu’il nous reste, à nous, nous les hommes ? Vous avez toutes des amies, et en sortant de leurs bras épuisants vous ne donnez de votre passion que ce qu’elles veulent bien vous laisser. Crois-tu que cela puisse durer longtemps ? Si cela continue ainsi, nous serons forcés d’aller chez Bathylle...
- Ah non, s’écria Chrysis. Voilà ce que je n’admettrai jamais ! Je le sais bien, on fait cette comparaison-là. Elle n’a pas de sens ; et je m’étonne que toi, qui fais profession de penser, tu ne comprennes pas qu’elle est absurde.
- Et quelle différence trouves-tu ?
- Il ne s’agit pas de différence. Il n’y a aucun rapport entre l’un et l’autre ; c’est clair.
- Je ne dis pas que tu te trompes. Je veux connaître tes raisons.
- Oh, cela se dit en deux mots ; écoute bien. La femme est, en vue de l’amour, un instrument accompli. Des pieds à la tête, elle est faite uniquement, merveilleusement pour l’amour. Elle seule sait aimer. Elle seule sait être aimée. Par conséquent ; si un couple amoureux se compose de deux femmes, il est parfait ; s’il n’en a qu’une seule il est moitié moins bien ; s’il n’en a aucune il est purement idiot. J’ai dit.
- Tu es dure pour Platon, ma fille.
- Les grands hommes, pas plus que les dieux, ne sont grands en toute circonstance. Pallas n’entend rien au commerce, Sophocle ne savait pas peindre, Platon ne savait pas aimer. Philosophes, poètes ou rhéteurs, ceux qui se réclament de lui ne valent pas mieux, et si admirables qu’ils soient en leur art, en amour, ce sont des ignorants. Crois moi, Naucratès, je sens que j’ai raison. Le philosophe fit un geste.
- Tu es un peu irrévérencieuse, dit-il, mais je ne crois nullement que tu aies tort. Mon indignation n’était pas réelle. Il y a quelque chose de charmant dans l’union de deux jeunes femmes, à la condition qu’elles veuillent bien rester féminines toutes les deux, garder leurs longues chevelures, découvrir leurs seins et pas s’affubler d’instruments postiches, comme si, par une inconséquence, elles enviaient le sexe grossier qu’elles méprisent si joliment. Oui, leur liaison est remarquable parce que leurs caresses sont toutes superficielles, et leur volupté d’autant plus raffinée. Elles ne s’étreignent pas, elles s’effleurent pour goûter la suprême joie. Leur nuit de noces n’est pas sanglante. Ce sont des vierges, Chrysis. Elles ignorent l’action brutale ; c’est en cela qu’elles sont supérieures à Bathylle, qui prétend en offrir l’équivalent, oubliant que vous aussi, et même pour cette piètrerie, vous pourriez lui faire concurrence ; l’amour humain ne se distingue du rut stupide des animaux que par deux fonctions divines : la caresse et le baiser. Or ce sont les seules que connaissent les femmes dont nous parlons ici. Elles les ont même perfectionnées.
- On ne peut mieux, dit Chrysis ahurie. Mais alors que me reproches-tu ?
- Je te reproche d’être cent mille. Déjà, un grand nombre de femmes n’ont de plaisir parfait qu’avec leur propre sexe. Bientôt vous ne voudrez plus nous recevoir, même à titre de pis-aller. C’est par jalousie que je te gronde...

Pierre Louÿs - Éditions Gallimard