La Terre

Extrait :

Jean, ce matin-là, un semoir de toile bleue noué sur le ventre, en tenait la poche ouverte de la main gauche, et de la droite, tous les trois pas, il y prenait une poignée de blé, que d’un geste, à la volée, il jetait. Ses gros souliers trouaient et emportaient la terre grasse, dans le balancement cadencé de son corps ; tandis que, à chaque jet au milieu de la semence blonde toujours volante, on voyait luire les deux galons rouges d’une veste d’ordonnance, qu’il achevait d’user. Seul, en avant, il marchait, l’air grandi ; et, derrière, pour enfouir le grain, une herse roulait lentement, attelée de deux chevaux, qu’un charretier poussait à longs coups de fouet réguliers, claquant au-dessus de leurs oreilles. C’étaient des murs bas, une tache brune de vieilles ardoises. Sous le ciel vaste, un ciel couvert de la fin d’octobre, dix lieues de cultures étalaient en cette saison les terres nues, jaunes et fortes, des grands carrés de labour, qui alternaient avec les nappes vertes des luzernes et des trèfles ; et cela sans un coteau, sans un arbre, à perte de vue, se confondant, s’abaissant, derrière la ligne d’horizon, nette et ronde comme sur une mer. Du côté de l’ouest, un petit bois bordait seul le ciel d’une bande roussie. Au milieu, une route, la route de Châteaudun à Orléans, d’une blancheur de craie, s’en allait toute droite pendant quatre lieues, déroulant le défilé géométrique des poteaux du télégraphe. Et rien autre, que trois ou quatre moulins de bois, sur leur pied de charpente, les ailes immobiles. Des villages faisaient des îlots de pierre, un clocher au loin émergeait d’un pli de terrain, sans qu’on vît l’église, dans les molles ondulations de cette terre du blé. Mais Jean se retourna, et il repartit, du nord au midi, avec son balancement, la main gauche tenant le semoir, la droite fouettant l’air d’un vol continu de semence. On ne devinait les prairies et les ombrages qu’à une ligne de grands peupliers, dont les cimes jaunies dépassaient le trou, pareilles, au ras des bords, à de courts buissons. Du petit village de Rognes, bâti sur la pente, quelques toitures seules étaient en vue, au pied de l’église, qui dressait en haut son clocher de pierres grises, habité par des familles de corbeaux très vieilles. Lorsque Jean fut au bout du champ, il s’arrêta encore, jeta un coup d’œil en bas, puis, il remonta. Et toujours, et du même pas, avec le même geste, il allait au nord, il revenait au midi, enveloppé dans la poussière vivante du grain ; pendant que, derrière, la herse, sous les claquements du fouet, enterrait les germes, du même train doux et comme réfléchi. De longues pluies venaient de retarder les semailles d’automne ; on avait encore fumé en août, et les labours étaient prêts depuis longtemps, profonds, nettoyés des herbes salissantes, bons à redonner du blé, après le trèfle et l’avoine de l’assolement triennal. Aussi la peur des gelées prochaines, menaçantes à la suite de ces déluges, faisait-elle se hâter les cultivateurs. Le temps s’était mis brusquement au froid, un temps couleur de suie, sans un souffle de vent, d’une lumière égale et morne sur cet océan de terre immobile. De toutes parts, on semait : il y avait un autre semeur à gauche, à trois cents mètres, un autre plus loin, vers la droite ; et d’autres, d’autres encore s’enfonçaient en face, dans la perspective fuyante des terrains plats... 

Émile Zola - Éditions Gallimard